Le cinéaste est comme l'architecte : sa capacité à exercer et à faire
connaître son art est fortement tributaire de ses rapports avec les
plus puissants d'une société, ceux-ci lui donnant d'abord les moyens
de vivre, puis ceux de créer, et de faire rayonner son travail. Ces
liens existent évidemment dans tous les autres Arts, à des degrés
divers. Ils sont néanmoins au cinéma et à la télévision, le véritable
nœud de cette question de l'errance intellectuelle, manière de
tourner en rond, un fil à sa patte : chacun avançant aujourd'hui, en
gardant bien son intérêt en vue, sa valeur marchande, ses contacts au
chaud, son prochain contrat.
Il me semble ainsi que la figure de l'intellectuel sans domicile
fixe, proposé comme ancrage du No. 268 de Liberté, vise juste. Non
seulement au sens métaphorique, en décrivant le lot de « l'armée de
réserve intellectuelle » que sont les pigistes, sans foi ni patrie,
aussi désœuvrés que mercenaires. Mais elle est juste au sens propre
aussi, en dessinant le profil du repoussoir ultime d'une étrange
classe sociale, celui de l'idiot savant, sorte de mésadapté
économique, porteur d'une science sans valeur aucune. On ne refait
pas son époque, et aujourd'hui le « réalisme économique » fait loi.
JOYEUX CALVAIRE
Chez les créateurs de cinéma d'aujourd'hui, pour éviter cette déroute
de l'idiot savant, les considérations artistiques sont ainsi vites
remplacées par celles de faisabilité, elles-mêmes tributaires d'une
certaine idée tordue de « rentabilité ». Une rentabilité qu'on évalue
dans les institutions fédérales en terme quantitatif. Sans aucune
considération pour l'objectif de diversité culturelle qui est la
raison d'être du ministère. Une performance quantitative qui n'est,
on le verra, que le cache-sexe des intérêts personnels d'un groupe de
producteurs établis, ceux d'un népotisme financier-culturel,
dépendants de l'État. Et tout cela, alors que le fédéral se
désinvestit de sa responsabilité de gestion des fonds publics, de la
responsabilité qui lui échoit de défendre notre souveraineté culturelle.
Afin de dresser ce portrait, et de le rendre compréhensible, ce texte
se propose d'analyser les rapports entretenus entre les intellectuels
et les diverses organisations de notre société, et ce, à l'aide du
cadre systémique d'Antonio Gramsci. Dans une perspective historique,
on verra comment des changements idéologiques amorcés dans le
contexte d'un désillusionnement généralisé à l'égard de l'État
permettront l'émergence d'un discours justifiant le désengagement de
celui-ci. On verra que les fonds publics ne servent plus désormais à
défendre la souveraineté culturelle, sa spécificité, mais plutôt à la
vénération du Nombre.
C'est dans ce contexte de désengagement et de déresponsabilisation
que se vit l'errance actuelle de l'intellectuel. Errance qui se fait
dans une société désespérante, affichant partout une allégresse de
commande, celle, notamment, d'un gros cinéma –souvent humoristique
mais toujours racoleur, issu néanmoins du travail de créateurs
précarisés. Mais avant d'aller plus loin, penchons-nous, tel que
promis, sur notre cadre théorique, définissons la fonction des
intellectuels dans les sociétés occidentales à l'aide des textes
d'Antonio Gramsci (1891-1937), dont l'analyse fleure clairement la
bonne systémique marxiste :
Les intellectuels sont les « commis » du groupe dominant pour
l'exercice des fonctions subalternes de l'hégémonie sociale et du
gouvernement politique, c'est-à-dire :
- de l'accord « spontané » donné par les grandes masses de la population à l'orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui naît « histori-que-ment » du prestige qu'a le groupe dominant (et de la con-fiance qu'il inspire)
du fait de sa fonction dans le monde de la production ;
- de l'appareil de coercition d'État qui assure « légalement » la discipline des groupes qui refusent leur « accord » tant actif que passif ; mais cet appareil est constitué pour l'ensemble de la société en prévision des moments de crise dans le commandement et dans la direction, lorsque l'accord spontané vient à faire défaut.
==> VOIR: Antonio Gramsci, Gli intellectuali e l'organizzazione della cultura, Turin, Einaudi, 1964, p.9. ; Trad. Œuvres choisies, Paris, Édition Sociales, p.436.
Des écrits seront dans l'ensemble publiés de façon posthume, Gramsci ayant écrit une bonne part de son œuvre en captivité.