mardi 17 mai 2005

LE FIL À LA PATTE - L'intellectuel sans domicile fixe - Première partie : Le réalisme économique et l'idiot savant

par Serge Noël

Le cinéaste est comme l'architecte : sa capacité à exercer et à faire
connaître son art est fortement tributaire de ses rapports avec les
plus puissants d'une société, ceux-ci lui donnant d'abord les moyens
de vivre, puis ceux de créer, et de faire rayonner son travail. Ces
liens existent évidemment dans tous les autres Arts, à des degrés
divers. Ils sont néanmoins au cinéma et à la télévision, le véritable
nœud de cette question de l'errance intellectuelle, manière de
tourner en rond, un fil à sa patte : chacun avançant aujourd'hui, en
gardant bien son intérêt en vue, sa valeur marchande, ses contacts au
chaud, son prochain contrat.

Il me semble ainsi que la figure de l'intellectuel sans domicile
fixe, proposé comme ancrage du No. 268 de Liberté, vise juste. Non
seulement au sens métaphorique, en décrivant le lot de « l'armée de
réserve intellectuelle » que sont les pigistes, sans foi ni patrie,
aussi désœuvrés que mercenaires. Mais elle est juste au sens propre
aussi, en dessinant le profil du repoussoir ultime d'une étrange
classe sociale, celui de l'idiot savant, sorte de mésadapté
économique, porteur d'une science sans valeur aucune. On ne refait
pas son époque, et aujourd'hui le « réalisme économique » fait loi.

JOYEUX CALVAIRE
Chez les créateurs de cinéma d'aujourd'hui, pour éviter cette déroute
de l'idiot savant, les considérations artistiques sont ainsi vites
remplacées par celles de faisabilité, elles-mêmes tributaires d'une
certaine idée tordue de « rentabilité ». Une rentabilité qu'on évalue
dans les institutions fédérales en terme quantitatif. Sans aucune
considération pour l'objectif de diversité culturelle qui est la
raison d'être du ministère. Une performance quantitative qui n'est,
on le verra, que le cache-sexe des intérêts personnels d'un groupe de
producteurs établis, ceux d'un népotisme financier-culturel,
dépendants de l'État. Et tout cela, alors que le fédéral se
désinvestit de sa responsabilité de gestion des fonds publics, de la
responsabilité qui lui échoit de défendre notre souveraineté culturelle.

Afin de dresser ce portrait, et de le rendre compréhensible, ce texte
se propose d'analyser les rapports entretenus entre les intellectuels
et les diverses organisations de notre société, et ce, à l'aide du
cadre systémique d'Antonio Gramsci. Dans une perspective historique,
on verra comment des changements idéologiques amorcés dans le
contexte d'un désillusionnement généralisé à l'égard de l'État
permettront l'émergence d'un discours justifiant le désengagement de
celui-ci. On verra que les fonds publics ne servent plus désormais à
défendre la souveraineté culturelle, sa spécificité, mais plutôt à la
vénération du Nombre.

C'est dans ce contexte de désengagement et de déresponsabilisation
que se vit l'errance actuelle de l'intellectuel. Errance qui se fait
dans une société désespérante, affichant partout une allégresse de
commande, celle, notamment, d'un gros cinéma –souvent humoristique
mais toujours racoleur, issu néanmoins du travail de créateurs
précarisés. Mais avant d'aller plus loin, penchons-nous, tel que
promis, sur notre cadre théorique, définissons la fonction des
intellectuels dans les sociétés occidentales à l'aide des textes
d'Antonio Gramsci (1891-1937), dont l'analyse fleure clairement la
bonne systémique marxiste :

Les intellectuels sont les « commis » du groupe dominant pour
l'exercice des fonctions subalternes de l'hégémonie sociale et du
gouvernement politique, c'est-à-dire :

  1. de l'accord « spontané » donné par les grandes masses de la population à l'orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui naît « histori-que-ment » du prestige qu'a le groupe dominant (et de la con-fiance qu'il inspire)
    du fait de sa fonction dans le monde de la production ;
  1. de l'appareil de coercition d'État qui assure « légalement » la discipline des groupes qui refusent leur « accord » tant actif que passif ; mais cet appareil est constitué pour l'ensemble de la société en prévision des moments de crise dans le commandement et dans la direction, lorsque l'accord spontané vient à faire défaut.

==> VOIR: Antonio Gramsci, Gli intellectuali e l'organizzazione della cultura, Turin, Einaudi, 1964, p.9. ; Trad. Œuvres choisies, Paris, Édition Sociales, p.436.

Des écrits seront dans l'ensemble publiés de façon posthume, Gramsci ayant écrit une bonne part de son œuvre en captivité.

lundi 16 mai 2005

LE FIL À LA PATTE - L'intellectuel sans domicile fixe - Deuxième partie : Conditions de l'expression de l'intellectuel

Par Serge Noël

La grande originalité de l’œuvre de Gramsci tient de ce qu’il n’oppose pas, contrairement à ce qui se fait alors dans les milieux de gauche, les intellectuels et les travailleurs manuels. Il construit plutôt sa définition de façon positive, à travers le rôle social avéré de l’intellectuel. On voit de plus que pour Gramsci, l’intellectuel est, en Occident, profondément lié au fonctionnement de sa société capitaliste.

Gramsci distingue deux liens possibles, deux fils à la patte entre l’intellectuel et sa société : l’un est « organique », l’autre « historique ». L’intellectuel émerge naturellement du groupe social dont émane. Groupe auquel il donne soit homogénéité et con-scien-ce de son rôle ; lorsqu’il n’en émane pas simplement comme une spécialisation. C’est là le lien organique. Le chef syndical ou l’ingénieur liés à l’industrie sont des exemples d’intellectuels organiques.

Par opposition, lorsque le lien de l’intellectuel avec son groupe social est historique, c’est que ces liens directs sont coupés. L’intellectuel peut alors se sentir affranchi de toute obligation. C’est le propre des sociétés technologiques avancées, à l’État développé. L’exemple type en étant le philosophe qui, bien que historiquement lié au pouvoir de l’Église , lui-même au service des puissants, se sent complètement indépendant de la classe dominante, même s’il la sert par sa critique savante de la société.

Gramsci montre par ailleurs comment les premières structures historiques de l’État sont pratiquement indissociables de celles de la religion organisée : école, science, justice, aide aux déshérités plus ou moins méritants. L’État prenant le relais en se développant, les descendants de l’aristocratie de robe deviennent « libres » : une classe d’intellectuels, théoriciens ; scientifiques ; etc. ; parfaitement convaincus de leur indépendance. Leur critique savante sera au cœur de la redoutable adaptabilité de la société capitaliste.

Ces idées ont une forte résonance au Québec, spécialement quand on se rappelle l’origine des artisans de notre révo-lu-tion tranquille : la JEC et les autres organisations sociales chrétiennes qui seront à la base des mouvements idéaliste, y compris les syndicats catholiques.


==> VOIR: Antonio Gramsci, Gli intellectuali e l'organizzazione della cultura, Turin, Einaudi, 1964, p.3. ; en trad. Œuvres choisies, Paris, Édition Sociales, p.249.


LA MAISON ET LA RUE
À la recherche de la spécificité de la classe des intellectuels errants d’aujourd’hui, je me suis demandé ce qui a bien pu dans le passé tenir lieu de maison. Avec l’idée bien sûr que s’il y a errance aujourd’hui, c’est qu’il y a eu demeure hier. Dans l’imaginaire du cinéma et de la télévision, cette « maison », comme on l’appelle encore parfois, c’est Radio-Canada.

En décembre 1958 pourtant, on descendait dans la rue. Les réalisateurs en grève voulaient un contrôle effectif sur leurs projets et une certaine sécurité d’emploi. La direction de Radio-Canada elle, leur disputait, à titre de cadres et non de travailleurs, le droit de se syndiquer, se réservant ainsi le droit de les congédier à loisir.

L’adhésion du milieu culturel et social, de Gilles Latulipe à P.E. Trudeau, de même que celle des autres collègues syndiqués, sera totale. Malgré l’indifférence initiale du ministre Starr, après deux mois de grève, la victoire sur Ottawa est totale. Une victoire qui sera vue comme un des moments cruciaux de l’éveil historique du nationalisme québécois.

À la fin du conflit, le rôle du réalisateur est défini dans la société d’État comme celui qui : « assume la responsabilité, en tout ou en partie, de la conception, la production et la réalisation proprement dite d'une émission, d'une série d'émissions ou d'une partie d'émission. » Les réalisateurs y ont donc une liberté logistique et créative, en plus d’une sécurité d’emploi. Pour le créateur de cinéma et de télévision, il s’agit là du Saint Graal.

Une situation de travail dont on ne peut guère trouver de parallèle – dans une certaine mesure – qu’à l’ONF. Il règne alors dans ces deux sociétés d’État une grande créativité, tant technique qu’artistique, ainsi qu’un fort esprit de corps et de solidarité entre tous ses artisans créateurs. Ces lieux seront un véritable vivier ; pour tous ceux qui peupleront pendant 30 ans, jusqu’en 1990, la vie culturelle et politique du Québec. L’originalité et la rigueur, tant au niveau des modes d’organisation du travail, que des formes artistiques, parait remarquable encore aujourd’hui. De l’avis général, on assiste alors, entre 1960 et 1970 à l’une des plus belles époques de notre cinéma et de notre télévision.

Ainsi, quelles sont donc les conditions ayant rendu possible le développement d’un cinéma et d’une télévision critiques et créatifs, cet « hébergement » organique des intellectuels dans la maison de l’État, avec un certain leste au fil?
  1. les créateurs se sont montrés capables de se regrouper pour défendre leur liberté de parole, liberté qu’ils savaient dépendre d’une certaine indépendance matérielle : ils étaient donc porteurs d’une idée commune de leur fonction et de son éthique, ce que Gramsci appelle l’esprit de corps ;
  2. il y a alors cohésion entre tous les créateurs du cinéma et de la télévision, réalisateurs, interprètes et techniciens, découlant de leurs rapports de travail soutenus ;
  3. et finalement, il y a une part significative de la société civile, et des intellectuels historiques, qui, en réaction au pouvoir hégémonique de l’État, étaient intéressés par les questions d’analyse et de critique dans la société.
Hier, par contraste, il y a eu, au printemps 2003, une grève de vingt-quatre heures seulement, des journalistes de Radio-Canada. Il s’agissait de faire avancer le dossier de la sécurité d’emploi des pigistes, de même que l’équité salariale pour les femmes. Les conditions d’embauche étaient telles qu’après deux ans de travail à temps plein, quand ce n’est pas plus, pigistes restaient toujours précarisés, sans avantages sociaux ou sécurité d’emploie. Quant au statut salarial des femmes, celles-ci gagnaient en général, à travail égal, dix milles dollars de moins par années que les hommes.

De retour au travail après un jour de grève, les journalistes ont trouvé « la maison » sous clef : lock-out. Ce dernier dura neuf semaine. Mme Rabinovicht avait raison. « Her husband is tough ». Cette dispute, qui pourtant touchait au cœur de l’indépendance journalistique de la SRC, n’a intéressé personne. Comment cela a-t-il pu être possible, quarante-cinq ans seulement après ce qui était le début de Révolution Tranquille ? Il nous faudra, pour le comprendre, interroger l’histoire. L’histoire de la chute d’une certaine idée de la culture fédérale, l’américanisation des valeurs à Ottawa par les intellectuels organiques des lobbies d’affaires, et la désorganisation des intellectuels historiques, nos « philosophes idéalistes », comme les appelle Gramsci.

dimanche 15 mai 2005

LE FIL À LA PATTE - L'intellectuel sans domicile fixe - 3e partie : Une image de soi venue d'ailleurs

Par Serge Noël

Pour comprendre le cinéma et la télévision au Québec et au Canada, il faut d'abord comprendre l'histoire des rapports entre ceux-ci et les États-Unis. La question d'une production nationale canadienne s'est en effet toujours posée en terme concurrentiel avec les « States. »

Et pour comprendre ce rapport, il faut savoir que calcul qui suit est toujours vrai aujourd’hui en multipliant, grosso modo par 10.

« Si un film tourné au Canada pouvait payer ses frais au moyen de sa location à des théâtres au Canada il y aurait quelque espoir d'établir chez nous une industrie permanente de production », dit H. C. Plummer en rendant compte d'un interview avec un producteur de film dans un article de Canadian Business. Mais comparez un instant ces chiffres : (1) les meilleurs films de Hollywood font leur maximum au Canada quand leur location rapporte $200,000 de recettes brutes. Un film moyen rapporte un montant brut de $25,000 ou moins. (2) Pour faire un film, il faut au moins des centaines de mille dollars et souvent des millions. En supposant qu'un film vous coûte $250,000 vous ne pouvez pas en tirer assez au Canada, même s'il vous rapportait autant que le meilleur film de Hollywood, pour payer ses frais de production.

L'article ajoute : « Le Canada doit compter entièrement sur l'exportation pour faire marcher l'industrie du film. »

==> VOIR DANS : Auteur Inconnu, « Le Film dans l’Éducation et l’Industrie », Bulletin Mensuel de la Banque Royale du Canada, Numéro de Février 1948, p.2

Des années 1920 jusqu'aux années 1970, la stratégie canadienne sera à cet égard constante, et double. Le premier volet de la stratégie consiste à aller chercher sa part de l'activité économique reliée aux tournages américains, sorte de Pacte de l'automobile, version cinéma. L'autre volet de la stratégie part du constat qu'une industrie canadienne autofinancée, reproduisant les modes de production états-uniens, n'est pas viable . Il y aura donc mise en place d'institutions fédérales, l'ONF et Radio-Canada qui pallient cette incapacité. La première, pour les besoins d'information et de propagande de l'État, comme cela est courant pour les États à l'époque, la seconde, pour offrir un contrepoids à l'envahissante production télévisuelle américaine.

Si l'on connaît bien les résultats du deuxième volet, il faut savoir que ceux du premier seront au mieux mitigés. D'abord, les tournages resteront rares. Ensuite, ils présentent une vision stéréotypée à l'extrême du Canada : grands espaces, police montée et vilains coureurs des bois. Ces productions aliénées, qui en choquent plus d'uns, connurent leur apogée dans les années 1930 avec les « quota quickies ». Ces films sont en fait des productions série B qu'Hollywood multiplie pour contourner les lois de l'Angleterre limitant l'importation des films étranger, cela en tournant avec des réalisateurs anglais dans un pays du Commonwealth... en l'occurrence le Canada.

Voilà comment la différence entre industrie matérielle et culture se fit d'abord sentir ici. C'est pourquoi, quand les films français deviennent inaccessibles à cause de la guerre, des industriels québécois s'allieront vers 1940 au clergé pour mettre en place une industrie commerciale de production francophone. L'idée d'une représentation juste de la réalité nationale est au cœur de ces efforts :

« Le Canada possède une mise en scène incomparable pour la création d'une industrie du film sur une grande échelle », dit M. l'abbé A. Vachet, directeur de Renaissance Film Distribution, Inc. « C'est un pays qui abonde en matériel pour toutes sortes d'aventures émouvantes sur terre et sur mer, émaillées d'incidents romanesques et historiques. (…) Une certaine mesure de romantisme et de brutalité ne nuit pas, tant que la justice triomphe et que l'action ne comporte pas la gendarmerie à cheval en grande tenue à la poursuite de bandits dans les environs du cercle arctique, ou des bûcherons parcourant la rue Sainte-Catherine en raquettes et en chantant Alouette.

==> VOIR : Auteur Inconnu, loc. cit « Le Film dans l'Éducation et l'Industrie », p.2.

Malheureusement, avec l'arrivée de la télévision, le cinéma perd graduellement 50% de sa fréquentation après 1952. C'est dans ce contexte que le cinéma naissant d'un Québec industrialisé par la guerre tente de prendre son envol. Hollywood, devant cette chute de fréquentation, ne peut se permettre le luxe de perdre également des marchés. Il réagit en bloquant, de son mieux, l'accès aux salles aux films nationaux. D'un même mouvement, à Ottawa, les amis américains jurent, une main sur le cœur, qu'ils vont maintenant tourner au Canada une partie de leurs films de qualité. On leur fera confiance sans mettre de réglementation en place. Cela mènera Hichtcock à tourner I Confess à Québec, un film qui au final sera l'expressionultime d'une rare exception, plutôt que de la règle.

Heureusement, providentiellement même pour le Québec, la télévision francophone prendra le relais. Notre victoire historique des vues animées se fera ainsi, à la télé, et non au cinéma : une télé qui donne régulièrement au grand public une image du Québec issue du Québec. Par des réalisateurs qui revendiquent même parfois leur esthétique de pauvre, tout en réussissant à s'allier une large part du public. En témoigne le travail de réalisateur de télévision tels que Jean-Paul Fugère.

« Les téléthéâtres ont fait le prestige de la télévision de Radio-Canada et c’est en grande partie à Jean-Paul Fugère qu’on le doit. En effet, M. Fugère a réalisé une centaine de téléthéâtres au cours des quarante dernières années. (…) Jean-Paul Fugère n’a cependant pas réalisé que des téléthéâtres, on lui doit aussi la signature des épisodes de la célèbre série de télévision La Famille Plouffe. [Il] n’a pas et ne veut pas de recette. Chaque oeuvre est un coup d’audace. Il invente, il fait éclater les artifices du studio, renouvelle le langage de la lumière et introduit des tournages extérieurs à une époque où le matériel semble l’interdire. M. Fugère a allié dans son œuvre l’intelligence, la conscience sociale, la sensibilité, la rigueur (sans pour autant exclure l’humour) et un enthousiasme sans borne. Jean-Paul Fugère dit qu’il a toujours recherché « un art de pauvre ». De cet « art de pauvre », il a fait l’une des grandes richesses de la télévision québécoise. »

Tel que consulté le 20 janvier 2005 sur le site des réalisateurs de Radio-Canada: www.realisateur.com/public/templeRenommee.asp

Présent ici en partie le 24 nov. 2009 : http://realisateur.com/index.php?option=com_content&task=view&id=19&Itemid=31

C'est ainsi, que s'il y a encore aujourd'hui au Québec, contrairement au Canada, une forte culture populaire, nous le devons en bonne partie à ce succès de notre télévision, dès les années 1950.

J'oublie ici il est vrai le cabaret et la variété qui y ont aussi fortement contribué, quoique de façon moins institutionnalisée. Il s’agit là cependant d’un tout autre sujet....

samedi 14 mai 2005

LE FIL À LA PATTE - L'intellectuel sans domicile fixe - 4e partie : Le privé et le personnel au cinéma

ENTREPRISE PRIVÉE ET LIBERTÉ PERSONNELLE
Si la télévision publique sera l'un des plus grands succès d'indépendance culturelle de la société québécoise, le succès public du cinéma via l'ONF sera malheureusement moins convaincant. L'institution prend d'abord du gallon pendant la Deuxième Guerre mondiale. Au fil des années qui suivront, elle développe une expertise unique dans ses champs de prédilection, l'animation et le documentaire, cela sans bouder tout à fait la fiction. Les intellectuels organiques de l'État profitent du vent de liberté qui souffle dans un État qui se développe, s'ouvre, se modernise. Mais à l'ONF comme à Radio-Canada, des tensions existent entre direction et réalisateurs politisés, critiques. Certaines tensions sont le fait de la question linguistique et du nationalisme québécois : elles mèneront à la création de la section française. D'autres sont de l'ordre de la censure dans la critique du capitalisme : On est au coton de Denys Arcand et Normétal de Gilles Grouxl par exemple. Mais en dépit des vingt-cinq années de production souvent brillante des réalisateurs de la section documentaire de l'ONF, ces œuvres restent relativement boudées du public, et ce, malgré tout le talent de leurs créateurs. Ceux qui font notre grand cinéma documentaire, cinéma qui est toujours orphelin de public cependant, se mettent à loucher du côté de la fiction : notamment Marcel Carrière, Gilles Carle, Michel Brault et Denys Arcand.

1965-1970, c'est aussi l'époque où l'État se « retire des chambres à coucher », juste avant que n'y entrent les « reality shows » et les « web cams » que nous connaissons aujourd'hui. La liberté d'alors est d'abord privée et sexuelle. L'oppression, elle, est fédérale après avoir été catholique: « Maîtres chez nous »; Octobre 70.

Comme on considère que dans l'État fédéral il n'y a pas de liberté, c'est dans le « privé », terme qui évoque aussi l'intimité fami-liale des équipes de production d'alors, que se présentera la voie magique devant sensément permettre la conciliation ultime : celle d'un désir de libre expression personnelle, ainsi que celle de la dimension sociale et nationale de libération.

Mais le projet national va stagner. Et les nouvelles de la Gauche, émanant du front Est, sont mauvaises. Il ne reste alors que l'occupation du terrain intime, l'initiation en somme d'un mouvement de repli sur soi. Tout Arcand, du Confort et l'indifférence jusqu'à son travail actuel est contenu dans ce repli.Un petit passage au privé, qui, pour innocent qu'il semblait de prime abord, simple déplacement des moyens de la lutte sur un autre territoire, sera ni plus ni moins qu'un sauf-conduit donné par les intellectuels idéalistes au relais, dans la société civile, de la pensée néo-libérale, émergeant des intérêts des puissants . Ce qui se passe est donc absolument capital. On met de côté les considérations de bien commun. Un lien entre liberté privé individuelle et liberté marchande est tracé, selon la logique néo-libérale. Il y a là, précisément là, le début de ce qui sera un changement complet de paradigme pour l'ensemble d'une société.

Pourtant, de ce lien improbable, qui rappelle la liberté des prostitués, on tirera ce qui est à ce jour, le fonds de commerce des intellectuels organiques liés aux lobbies d'affaires. L'impossible idée d'une liberté totale agit comme un chant de sirènes. Et c'est pourquoi, en 1967, on écoute, à Ottawa, quand on parle de cinéma privé. Il faut aussi dire que ces joyeux entrepreneurs ont devant les perspectives d'affaires qui s'ouvrent avec l'aide du fédéral, un enthousiasme qui fait oublier les mathématiques aux ministres. La SDICC, qui deviendra Téléfilm, est, selon leurs calculs, sensée, grâce à son unique fonds initial de 11 millions, suffire comme bougie d'allumage à ce qui sera une future industrie-du-cinéma-du-Canada-parfaitement-autonome-et-générant-des-profits. Dans l'euphorie du centenaire confédératif, Pearson ajoute même un troisième volet à la stratégie fédérale : l'investissement à perte dans la produc-tion commerciale.

Au début, les artisans du cinéma et de la télévision qui œuvrent dans ce « privé » tout neuf ne se plaignent pas. Relativement peu nombreux, jouissant d'une maîtrise acquise dans les sociétés d'États fédérales, ils se lancent courageusement dans un cinéma libéré des serres de l'État, fruit exotique qui ne poussera jamais, cependant, que dans l'ombre de ce dernier.

Rapidement, les privés ont l'idée de dévoiler la Québécoise – retrouvant ici le nu originel des premières vues animées. Les Québécois accourent. Après l'idylle initiale des années 1950, 1970 est le deuxième flirt avec le public.

Au Canada (anglais), pour la première fois, mais ce ne sera pas la dernière, on fait l'analyse que si les Canadiens boudent leur cinéma, c'est que la production est trop indigente. C'est alors que vient l'idée de financer la culture avec de l'argent d'impôt dont l'État s'est « privé ».

En 1970, s'établit le premier système de Crédit d'impôt Fédéral en cinéma – accessible aux particuliers – qui favorise la croissance d'un cinéma gentiment osé et largement « botché. » Cette politique encourage en fait l'établissement d'un petit groupe de roitelets gourmands. Mais le succès de ce que Variety appellera le « Maple Syrup Porn » est de courte durée (Valéry ; L'Initiation ; Les deux femmes en Or ; Sept fois… (Par Jour) ; La Pomme, la Queue et les Pépins ; Après-Ski…). Car pour les publics spécialisés, Deep Throat et consorts voleront rapidement la vedette, établissant la base industrielle de la pornographie hard made in USA.

En parallèle, l'État commence à retirer son financement aux institutions de la Couronne. Entre 1970 et 2000, Radio-Canada, sous l'assaut combiné des coupures de budget, et des demandes expresses du fédéral, va « externaliser » sa production télévisuelle, et commercialiser sa production interne, à la recherche de revenus publicitaires, cachant au mieux les « coûts cachés » en terme de contenu de cette « externalisation.» L'ONF aussi devra sabrer, à terme, pendant la même période, presque toute sa production. On fermera ses labos sous les pressions des industriels qui crient à la compétition déloyale. On coupera aussi, au final, tous les postes de réalisateurs permanents, en documentaire comme en animation. Des corrections apportées à une compétition déloyale qui ne mèneront personne au cinéma canadien.

Car, même au milieu des années 70, déjà nos films formule osé nous ennuient. Oubliant l'exemple de notre télé, on cherche des explications où il n'y en a pas : les moyens financiers, encore et encore ? la professionnalisation des équipes ? On rêve d'avoir un jour des moyens qui se rapprochent de ceux d'Hollywood, cela sans comprendre que faire le cinéma d'Hollywood en québécois, c'est comme doubler l'image après avoir, pendant des années, doublé la voix des comédiens. Que de vivre par la culture populaire de l'autre, c'est déjà perdre son Nord.

Le public, pour l'instant, rechigne : le cinéma du Québec est vu comme une série de faux films de fesse et de documentaires déprimants. Quelques cinéastes se demandent ce qu'on est en train de se faire comme culture d'aliénés. À l'ONF Gilles Grouxl, ancien de Radio-Canada, signe déjà en 1969 le brillant « Ou êtes-vous donc bande de câlisses ». Fiction, portrait critique d'un monde de compétition, du mercantilisme rampant et de l'américanisation de la culture, vu par le biais de la chanson .

Anne-Claire Poirier, quant à elle, fait en 1974, « Les Filles du Roy ». Elle y pose la question du rapport historique du Québec à la femme québécoise, depuis les Filles du Roy jusqu'aux films déshabillés.

Des questions qui restent d'actualité, et semble annoncer le mercantilisme généralisé des années "80.

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