dimanche 15 mai 2005

LE FIL À LA PATTE - L'intellectuel sans domicile fixe - 3e partie : Une image de soi venue d'ailleurs

Par Serge Noël

Pour comprendre le cinéma et la télévision au Québec et au Canada, il faut d'abord comprendre l'histoire des rapports entre ceux-ci et les États-Unis. La question d'une production nationale canadienne s'est en effet toujours posée en terme concurrentiel avec les « States. »

Et pour comprendre ce rapport, il faut savoir que calcul qui suit est toujours vrai aujourd’hui en multipliant, grosso modo par 10.

« Si un film tourné au Canada pouvait payer ses frais au moyen de sa location à des théâtres au Canada il y aurait quelque espoir d'établir chez nous une industrie permanente de production », dit H. C. Plummer en rendant compte d'un interview avec un producteur de film dans un article de Canadian Business. Mais comparez un instant ces chiffres : (1) les meilleurs films de Hollywood font leur maximum au Canada quand leur location rapporte $200,000 de recettes brutes. Un film moyen rapporte un montant brut de $25,000 ou moins. (2) Pour faire un film, il faut au moins des centaines de mille dollars et souvent des millions. En supposant qu'un film vous coûte $250,000 vous ne pouvez pas en tirer assez au Canada, même s'il vous rapportait autant que le meilleur film de Hollywood, pour payer ses frais de production.

L'article ajoute : « Le Canada doit compter entièrement sur l'exportation pour faire marcher l'industrie du film. »

==> VOIR DANS : Auteur Inconnu, « Le Film dans l’Éducation et l’Industrie », Bulletin Mensuel de la Banque Royale du Canada, Numéro de Février 1948, p.2

Des années 1920 jusqu'aux années 1970, la stratégie canadienne sera à cet égard constante, et double. Le premier volet de la stratégie consiste à aller chercher sa part de l'activité économique reliée aux tournages américains, sorte de Pacte de l'automobile, version cinéma. L'autre volet de la stratégie part du constat qu'une industrie canadienne autofinancée, reproduisant les modes de production états-uniens, n'est pas viable . Il y aura donc mise en place d'institutions fédérales, l'ONF et Radio-Canada qui pallient cette incapacité. La première, pour les besoins d'information et de propagande de l'État, comme cela est courant pour les États à l'époque, la seconde, pour offrir un contrepoids à l'envahissante production télévisuelle américaine.

Si l'on connaît bien les résultats du deuxième volet, il faut savoir que ceux du premier seront au mieux mitigés. D'abord, les tournages resteront rares. Ensuite, ils présentent une vision stéréotypée à l'extrême du Canada : grands espaces, police montée et vilains coureurs des bois. Ces productions aliénées, qui en choquent plus d'uns, connurent leur apogée dans les années 1930 avec les « quota quickies ». Ces films sont en fait des productions série B qu'Hollywood multiplie pour contourner les lois de l'Angleterre limitant l'importation des films étranger, cela en tournant avec des réalisateurs anglais dans un pays du Commonwealth... en l'occurrence le Canada.

Voilà comment la différence entre industrie matérielle et culture se fit d'abord sentir ici. C'est pourquoi, quand les films français deviennent inaccessibles à cause de la guerre, des industriels québécois s'allieront vers 1940 au clergé pour mettre en place une industrie commerciale de production francophone. L'idée d'une représentation juste de la réalité nationale est au cœur de ces efforts :

« Le Canada possède une mise en scène incomparable pour la création d'une industrie du film sur une grande échelle », dit M. l'abbé A. Vachet, directeur de Renaissance Film Distribution, Inc. « C'est un pays qui abonde en matériel pour toutes sortes d'aventures émouvantes sur terre et sur mer, émaillées d'incidents romanesques et historiques. (…) Une certaine mesure de romantisme et de brutalité ne nuit pas, tant que la justice triomphe et que l'action ne comporte pas la gendarmerie à cheval en grande tenue à la poursuite de bandits dans les environs du cercle arctique, ou des bûcherons parcourant la rue Sainte-Catherine en raquettes et en chantant Alouette.

==> VOIR : Auteur Inconnu, loc. cit « Le Film dans l'Éducation et l'Industrie », p.2.

Malheureusement, avec l'arrivée de la télévision, le cinéma perd graduellement 50% de sa fréquentation après 1952. C'est dans ce contexte que le cinéma naissant d'un Québec industrialisé par la guerre tente de prendre son envol. Hollywood, devant cette chute de fréquentation, ne peut se permettre le luxe de perdre également des marchés. Il réagit en bloquant, de son mieux, l'accès aux salles aux films nationaux. D'un même mouvement, à Ottawa, les amis américains jurent, une main sur le cœur, qu'ils vont maintenant tourner au Canada une partie de leurs films de qualité. On leur fera confiance sans mettre de réglementation en place. Cela mènera Hichtcock à tourner I Confess à Québec, un film qui au final sera l'expressionultime d'une rare exception, plutôt que de la règle.

Heureusement, providentiellement même pour le Québec, la télévision francophone prendra le relais. Notre victoire historique des vues animées se fera ainsi, à la télé, et non au cinéma : une télé qui donne régulièrement au grand public une image du Québec issue du Québec. Par des réalisateurs qui revendiquent même parfois leur esthétique de pauvre, tout en réussissant à s'allier une large part du public. En témoigne le travail de réalisateur de télévision tels que Jean-Paul Fugère.

« Les téléthéâtres ont fait le prestige de la télévision de Radio-Canada et c’est en grande partie à Jean-Paul Fugère qu’on le doit. En effet, M. Fugère a réalisé une centaine de téléthéâtres au cours des quarante dernières années. (…) Jean-Paul Fugère n’a cependant pas réalisé que des téléthéâtres, on lui doit aussi la signature des épisodes de la célèbre série de télévision La Famille Plouffe. [Il] n’a pas et ne veut pas de recette. Chaque oeuvre est un coup d’audace. Il invente, il fait éclater les artifices du studio, renouvelle le langage de la lumière et introduit des tournages extérieurs à une époque où le matériel semble l’interdire. M. Fugère a allié dans son œuvre l’intelligence, la conscience sociale, la sensibilité, la rigueur (sans pour autant exclure l’humour) et un enthousiasme sans borne. Jean-Paul Fugère dit qu’il a toujours recherché « un art de pauvre ». De cet « art de pauvre », il a fait l’une des grandes richesses de la télévision québécoise. »

Tel que consulté le 20 janvier 2005 sur le site des réalisateurs de Radio-Canada: www.realisateur.com/public/templeRenommee.asp

Présent ici en partie le 24 nov. 2009 : http://realisateur.com/index.php?option=com_content&task=view&id=19&Itemid=31

C'est ainsi, que s'il y a encore aujourd'hui au Québec, contrairement au Canada, une forte culture populaire, nous le devons en bonne partie à ce succès de notre télévision, dès les années 1950.

J'oublie ici il est vrai le cabaret et la variété qui y ont aussi fortement contribué, quoique de façon moins institutionnalisée. Il s’agit là cependant d’un tout autre sujet....

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