lundi 16 mai 2005

LE FIL À LA PATTE - L'intellectuel sans domicile fixe - Deuxième partie : Conditions de l'expression de l'intellectuel

Par Serge Noël

La grande originalité de l’œuvre de Gramsci tient de ce qu’il n’oppose pas, contrairement à ce qui se fait alors dans les milieux de gauche, les intellectuels et les travailleurs manuels. Il construit plutôt sa définition de façon positive, à travers le rôle social avéré de l’intellectuel. On voit de plus que pour Gramsci, l’intellectuel est, en Occident, profondément lié au fonctionnement de sa société capitaliste.

Gramsci distingue deux liens possibles, deux fils à la patte entre l’intellectuel et sa société : l’un est « organique », l’autre « historique ». L’intellectuel émerge naturellement du groupe social dont émane. Groupe auquel il donne soit homogénéité et con-scien-ce de son rôle ; lorsqu’il n’en émane pas simplement comme une spécialisation. C’est là le lien organique. Le chef syndical ou l’ingénieur liés à l’industrie sont des exemples d’intellectuels organiques.

Par opposition, lorsque le lien de l’intellectuel avec son groupe social est historique, c’est que ces liens directs sont coupés. L’intellectuel peut alors se sentir affranchi de toute obligation. C’est le propre des sociétés technologiques avancées, à l’État développé. L’exemple type en étant le philosophe qui, bien que historiquement lié au pouvoir de l’Église , lui-même au service des puissants, se sent complètement indépendant de la classe dominante, même s’il la sert par sa critique savante de la société.

Gramsci montre par ailleurs comment les premières structures historiques de l’État sont pratiquement indissociables de celles de la religion organisée : école, science, justice, aide aux déshérités plus ou moins méritants. L’État prenant le relais en se développant, les descendants de l’aristocratie de robe deviennent « libres » : une classe d’intellectuels, théoriciens ; scientifiques ; etc. ; parfaitement convaincus de leur indépendance. Leur critique savante sera au cœur de la redoutable adaptabilité de la société capitaliste.

Ces idées ont une forte résonance au Québec, spécialement quand on se rappelle l’origine des artisans de notre révo-lu-tion tranquille : la JEC et les autres organisations sociales chrétiennes qui seront à la base des mouvements idéaliste, y compris les syndicats catholiques.


==> VOIR: Antonio Gramsci, Gli intellectuali e l'organizzazione della cultura, Turin, Einaudi, 1964, p.3. ; en trad. Œuvres choisies, Paris, Édition Sociales, p.249.


LA MAISON ET LA RUE
À la recherche de la spécificité de la classe des intellectuels errants d’aujourd’hui, je me suis demandé ce qui a bien pu dans le passé tenir lieu de maison. Avec l’idée bien sûr que s’il y a errance aujourd’hui, c’est qu’il y a eu demeure hier. Dans l’imaginaire du cinéma et de la télévision, cette « maison », comme on l’appelle encore parfois, c’est Radio-Canada.

En décembre 1958 pourtant, on descendait dans la rue. Les réalisateurs en grève voulaient un contrôle effectif sur leurs projets et une certaine sécurité d’emploi. La direction de Radio-Canada elle, leur disputait, à titre de cadres et non de travailleurs, le droit de se syndiquer, se réservant ainsi le droit de les congédier à loisir.

L’adhésion du milieu culturel et social, de Gilles Latulipe à P.E. Trudeau, de même que celle des autres collègues syndiqués, sera totale. Malgré l’indifférence initiale du ministre Starr, après deux mois de grève, la victoire sur Ottawa est totale. Une victoire qui sera vue comme un des moments cruciaux de l’éveil historique du nationalisme québécois.

À la fin du conflit, le rôle du réalisateur est défini dans la société d’État comme celui qui : « assume la responsabilité, en tout ou en partie, de la conception, la production et la réalisation proprement dite d'une émission, d'une série d'émissions ou d'une partie d'émission. » Les réalisateurs y ont donc une liberté logistique et créative, en plus d’une sécurité d’emploi. Pour le créateur de cinéma et de télévision, il s’agit là du Saint Graal.

Une situation de travail dont on ne peut guère trouver de parallèle – dans une certaine mesure – qu’à l’ONF. Il règne alors dans ces deux sociétés d’État une grande créativité, tant technique qu’artistique, ainsi qu’un fort esprit de corps et de solidarité entre tous ses artisans créateurs. Ces lieux seront un véritable vivier ; pour tous ceux qui peupleront pendant 30 ans, jusqu’en 1990, la vie culturelle et politique du Québec. L’originalité et la rigueur, tant au niveau des modes d’organisation du travail, que des formes artistiques, parait remarquable encore aujourd’hui. De l’avis général, on assiste alors, entre 1960 et 1970 à l’une des plus belles époques de notre cinéma et de notre télévision.

Ainsi, quelles sont donc les conditions ayant rendu possible le développement d’un cinéma et d’une télévision critiques et créatifs, cet « hébergement » organique des intellectuels dans la maison de l’État, avec un certain leste au fil?
  1. les créateurs se sont montrés capables de se regrouper pour défendre leur liberté de parole, liberté qu’ils savaient dépendre d’une certaine indépendance matérielle : ils étaient donc porteurs d’une idée commune de leur fonction et de son éthique, ce que Gramsci appelle l’esprit de corps ;
  2. il y a alors cohésion entre tous les créateurs du cinéma et de la télévision, réalisateurs, interprètes et techniciens, découlant de leurs rapports de travail soutenus ;
  3. et finalement, il y a une part significative de la société civile, et des intellectuels historiques, qui, en réaction au pouvoir hégémonique de l’État, étaient intéressés par les questions d’analyse et de critique dans la société.
Hier, par contraste, il y a eu, au printemps 2003, une grève de vingt-quatre heures seulement, des journalistes de Radio-Canada. Il s’agissait de faire avancer le dossier de la sécurité d’emploi des pigistes, de même que l’équité salariale pour les femmes. Les conditions d’embauche étaient telles qu’après deux ans de travail à temps plein, quand ce n’est pas plus, pigistes restaient toujours précarisés, sans avantages sociaux ou sécurité d’emploie. Quant au statut salarial des femmes, celles-ci gagnaient en général, à travail égal, dix milles dollars de moins par années que les hommes.

De retour au travail après un jour de grève, les journalistes ont trouvé « la maison » sous clef : lock-out. Ce dernier dura neuf semaine. Mme Rabinovicht avait raison. « Her husband is tough ». Cette dispute, qui pourtant touchait au cœur de l’indépendance journalistique de la SRC, n’a intéressé personne. Comment cela a-t-il pu être possible, quarante-cinq ans seulement après ce qui était le début de Révolution Tranquille ? Il nous faudra, pour le comprendre, interroger l’histoire. L’histoire de la chute d’une certaine idée de la culture fédérale, l’américanisation des valeurs à Ottawa par les intellectuels organiques des lobbies d’affaires, et la désorganisation des intellectuels historiques, nos « philosophes idéalistes », comme les appelle Gramsci.

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